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Pour limiter les pandémies, les humains doivent « décoloniser le monde »

 

Durée de lecture : 10 minutes

28 mars 2020 / Lorène Lavocat (Reporterre)

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La destruction des écosystèmes est une des causes de la pandémie de Covid-19. Sans changement radical de notre rapport à la planète, d’autres drames sanitaires sont à prévoir. Mais, dans la perspective de la catastrophe économique à venir, les décideurs sauront-ils prendre conscience de ce qu’il se passe en écoutant et respectant les citoyens ?

États-Unis, Allemagne, France. Tour à tour, les pays industrialisés se préparent à relancer leur économie mise à l’arrêt par le coronavirus. Chacun y va de son plan « historique », alignant dollars et euros sans rechigner. Petit hic, relevé notamment par le Journal de l’environnement : à ce stade, aucun programme ne s’interdit de renflouer des entreprises polluantes ou destructrices de la biodiversité. Aux États-Unis, le secteur industriel, l’aviateur Boeing, les compagnies aériennes, mais également la multinationale Airbnb, ont réclamé leur part dodue des 2.000 milliards de dollars promis par l’administration Trump. À Paris, le gouvernement a rejeté l’initiative de 45 députés qui portaient un « grand plan de transformation de notre société en faveur du climat, de la biodiversité, de la solidarité et de la justice sociale ».

« Il ne faut pas qu’on recommence le “business as usual”, on ne peut pas remettre de l’argent dans une économie mortifère pour la planète, pour les écosystèmes et les humains », prévient Serge Morand, écologue du Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement (Cirad), spécialiste des liens entre biodiversité et épidémies. Comme lui, nombre de chercheurs montent au créneau pour défendre une transformation profonde de nos sociétés. Ainsi, Jean-François Guégan, directeur de recherche à l’Inrae (Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement, anciennement l’Inra) estime que « nous avons atteint un point de non-retour. Ce coronavirus qui circule est un avertissement. Il y en aura très certainement d’autres avec des taux de létalité plus forts. Il est temps que les décideurs prennent conscience de ce qu’il se passe actuellement et respectent et écoutent les citoyens. » Dans une lettre ouverte, plusieurs centaines de scientifiques, membres d’ONG et personnalités, tel Carlos Manuel Rodriguez, le ministre de l’Environnement du Costa Rica, ont ainsi lancé un appel à une réponse commune et ambitieuse face à « l’urgence planétaire » :

La façon dont les dirigeants décident de stimuler l’économie en réponse à la crise du coronavirus va soit amplifier les menaces mondiales soit les atténuer, et ils doivent donc faire des choix judicieux. Le risque est de prendre des décisions à courte vue qui augmentent les émissions et continuent à dégrader la nature à long terme.

« Cet épisode contribue aussi à déconstruire l’idée que la nature serait foncièrement bonne » 

En clair : sans changement radical, les mêmes causes produiront les mêmes effets. « Si on continue à détruire les écosystèmes, ces épidémies vont devenir de plus en plus fréquentes, rappelle Hélène Soubelet, directrice de la Fondation pour la recherche sur la biodiversité. Les résultats scientifiques démontrent une corrélation parfaite entre émergence de maladies infectieuses et espèces sauvages en danger. » De la même manière, Philippe Grandcolas, directeur de recherche au Centre national de la recherche scientifique (CNRS), souligne les racines environnementales qui sous-tendent l’épidémie :

Nous détruisons les milieux naturels à un rythme accéléré : 100 millions d’hectares de forêt tropicale coupés entre 1980 et 2000 ; plus de 85 % des zones humides supprimées depuis le début de l’époque industrielle. Ce faisant, nous mettons en contact des populations humaines, souvent en état de santé précaire, avec de nouveaux agents pathogènes. Les réservoirs de ces pathogènes sont des animaux sauvages habituellement cantonnés aux milieux dans lesquels l’espèce humaine est quasiment absente ou en petites populations isolées. Du fait de la destruction des forêts, les villageois installés en lisière de déboisement chassent et envoient de la viande contaminée vers des grandes villes.

 

Un pangolin cuit dans le centre du Cameroun.

Avant le Covid-19, d’autres virus et bactéries se sont déjà propagées d’animaux sauvages vers les humains : Ebola en Afrique, le Sars de Chine, le Nipah de Malaisie, la fièvre de Lassa au Nigeria, Zika… Sans compter la multiplication des épizooties, les pandémies animales, comme la peste porcine ou la fièvre catarrhale ovine. Cependant, face à cette recrudescence des maladies infectieuses, « nos réponses sont toujours des réponses contre la nature, contre le vivant, regrette M. Morand. Lors de la grippe aviaire en 2005 en Thaïlande, les autorités ont ciblé le petit élevage de basse-cour, et poussé pour l’abattage massif et l’interdiction des races locales au profit de races industrialisées ». Certains chercheurs craignent que les chauves-souris et les pangolins, désignés comme hôtes originels du coronavirus, ne fassent ainsi les frais de la pandémie. « Les chauves-souris ont un rôle essentiel dans les écosystèmes, notamment parce qu’elles participent à la pollinisation, insiste Jean-François Guégan. On tire sur les chauves-souris et les pangolins pour ne pas répondre à la cause réelle qu’est la destruction des habitats par notre système économique. »

Autrement dit, ne nous trompons pas de responsables. Mais ne nous trompons pas non plus de grille de lecture, estime la philosophe Virginie Maris : « Il y a d’abord beaucoup d’enseignements à tirer sur notre société, l’effondrement de l’État-providence et l’explosion des inégalités qui la caractérisent et qui sont mises à nues par cette crise sanitaire, souligne-t-elle. Cet épisode contribue aussi à déconstruire l’idée que la nature serait foncièrement bonne et que la solution à la crise écologique actuelle serait d’“accepter les lois de la nature” ou de “nous réconcilier” avec elle. » Pour Mme Maris, « rétablir l’harmonie rompue entre humains et autres qu’humains », est une illusion, un fantasme « qui prend racine dans le mythe du jardin d’Éden et qui se renouvelle sans cesse, avec la figure du bon sauvage et la diversité des formes qu’elle a prise dans l’histoire ».

« On a plus d’incitations à détruire la biodiversité qu’à la protéger, l’économie étant fondée sur la destruction de la biodiversité » 

Car accepter les lois de la nature signifierait, selon elle, se soumettre à une logique malthusienne arbitraire, résumée ainsi : « La population humaine ayant dépassé la capacité de charge de la planète, des processus écologiques se mettent en place pour réguler », en commençant par frapper les plus vulnérables. La loi du plus fort, en d’autres termes. Pour la philosophe, « l’urgence n’est pas de se conformer à la nature, mais de redonner au monde naturel l’espace et l’énergie dont il a besoin. L’étau dans lequel l’humanité enserre la nature et les autres-qu’humains doit être relâché de façon radicale. Il faut d’abord se retirer, se restreindre, décoloniser le monde, et nous verrons ensuite ce que peut signifier d’y vivre harmonieusement ».

Un avis partagé par Hélène Soubelet, qui défend l’idée de protéger au moins 30 % de la planète d’ici à 2030, à travers la création d’aires protégées, où les activités humaines sont restreintes, voire interdites. « Nous ne sommes pas les seuls à habiter cette planète, nous faisons partie d’un tissu vivant complexe, qu’on ne peut pas complètement comprendre et gérer, dit-elle. Pour le moment, on est dans une situation de colonialisme — on a colonisé la Terre, et on consent à laisser vivre certaines autres espèces vivantes. Il faut renverser le paradigme. »

Créer et étendre des sanctuaires paraît être, selon elle, la meilleure solution face à notre insatiable appétit : « On a beaucoup plus d’incitations à détruire la biodiversité qu’à la protéger, l’économie étant ainsi fondée sur la destruction de la biodiversité, souligne-t-elle, et comme la valeur intrinsèque de celle-ci n’est pas reconnue, la seule chose qui a une valeur quantifiable, c’est l’exploitation de cette biodiversité : un stère de bois, une peau de léopard. » M. Grandcolas déplore lui aussi notre vision manichéenne de la biodiversité — les mauvais virus d’un côté, les bons animaux de l’autre — qui empêche de penser les interconnexions et la complexité du vivant : « Nous nous nourrissons du vivant, notre santé en dépend. Nous avons beaucoup de mal à comprendre qu’il n’est pas permanent, et que nous ne pouvons pas continuer à être dans une telle prédation par rapport à lui. »

« Il n’est pas certain que la moindre leçon ait été tirée de la catastrophe des mégafeux australiens »

À la tête de l’ONG Climate and Sustainibility, Élise Buckle table sur des solutions « gagnant, gagnant, gagnant ; pour la nature, pour le climat, pour les humains », qui pourraient être mises en œuvre à la suite de l’épidémie : « On peut réduire d’un tiers nos émissions de gaz à effet de serre en préservant les forêts primaires et en transformant nos systèmes agricoles. » Pour Aleksandar Rankovic, chercheur à l’Institut du développement durable et des relations internationales (Iddri), « les systèmes agro-alimentaires sont la cause majeure de la perte de biodiversité et un important contributeur aux problèmes climatiques. Ils sont aussi directement liés aux grandes pandémies grippales, dit-il. Une réponse qui pourrait être bénéfique serait de réussir à dés-intensifier les élevages, ce qui suppose de manger moins de viande mais aussi d’en produire différemment ». Les solutions existent, elles sont largement connues et portées depuis longtemps par la société civile. Reste à savoir si les dirigeants sont (enfin) prêts à les appliquer.

 

Un élevage de vaches laitières Prim’Holstein en stabulation libre à logettes avec tapis (non paillées) et aire de parcours sur caillebotis, dans les Yvelines.

Élise Buckle espère que le Covid-19 créera « un électrochoc », à condition que la mobilisation des citoyens suive : « Cette crise nous fait réfléchir à nos modes de vie, nous fait prendre conscience de l’essentiel, pense-t-elle. Elle impulse aussi une remise à zéro des compteurs au niveau économique, et c’est donc une occasion en or pour que les gouvernants changent de direction. Le monde dans trois mois ne ressemblera pas à celui de 2019. » Outre les plans de relance, elle parie sur les négociations multilatérales — notamment la COP15 sur la biodiversité — pour inscrire des objectifs écologiques ambitieux à l’agenda international. Initialement prévue en octobre prochain en Chine, cette 15e Conférence des parties (COP15) de la Convention des Nations unies sur la diversité biologique a été officiellement reportée à 2021 à cause du coronavirus.

Pour Virginie Maris, en revanche, « dès qu’ils ne sont plus sous les projecteurs des médias de masse, les drames glissent dans l’oubli comme la pluie sur les plumes d’un canard. Les mégafeux en Australie qui nous ont obsédé il y a quelques mois paraissent aujourd’hui un vieux souvenir, et il n’est pas certain que la moindre leçon ait été tirée de cette catastrophe ». Plus qu’une « révolution des consciences liées au confinement », elle estime que « la crise économique qui nous attend va transformer de manière violente et non préparée nos modes de vie ». Face à cela, elle prône dès aujourd’hui « une métamorphose sociale, fondée sur des systèmes plus petits et plus résilients » : « Organiser, à l’échelle des territoires, une forme d’autonomie alimentaire et énergétique, tout en inventant des façons de faire société qui soient plus solidaires et plus justes. Il faudrait aussi cultiver le plaisir d’être là où nous sommes, afin que nos conditions d’existence soient suffisamment épanouissantes, désirables, pour ne pas avoir besoin de partir se vider la tête à l’autre bout du pays ou du monde ni de courir sans cesse après des biens de consommation qui nous échappent. »

 

 

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